CHAPITRE VI
Chroniques mytanes (extraits).
« La leçon mytane », d'Ikhan En Sue.
Dans un monde où la conformité est une tare, l'on peut s'attendre à rencontrer le credo inverse comme chef de file de la contestation. Mytale échappe complètement à ce phénomène d'idéologies antinomiques. Non parce que la différence y est un élément crucial de survie mais parce qu'elle est tout simplement possible. Les Mytans ne sont que le reflet exacerbé d'un très vieux concept humain : l'individualité, la spécificité d'un être au cœur de l'espèce.
Alors, comment l'ego peut-il avoir conscience de la collectivité, de la solidarité et de l'évolution communautaire ?
Il n'existe peut-être pas de réponse absolue à ces interrogations. L'ethnologie et l'anthropologie se bornent à constater la présence, les tenants et aboutissants de cette polymutualité raciale ou sociale. Le philosophe l'appelle humanisme, humanitarisme ou humanité. Mytale est une preuve qu'il est utopiste d'assimiler ces trois termes.
La société mytane, au sens étymologique, ne vit que par ses castes et ses classes. Dans un tel contexte, l'altruisme est étroitement lié au sectarisme le plus dogmatique et les affinités s'appuient sur le racisme et la jalousie. Une culture, une civilisation peuvent-elles être florissantes lorsqu'elles reposent sur la haine et l'envie ? Oui, si comme de nombreux historiens, l'on ne s'intéresse qu'à ce qu'ils nomment, sans vergogne, l'élite.
Il vaut peut-être mieux prendre à César ce qui lui appartient et le distribuer à ceux qui, sans lui, en posséderaient une part moins négligeable.
*
Pour une fois, Min' marchait avec eux, les oreilles en perpétuel mouvement, le museau au vent, et les yeux de Lodh ne cessaient de fouiller la montagne. Ils étaient engagés sous un glacier abrupt qui les contraignait à descendre vers une vallée que Fille avait qualifiée de « piège à rats », celle du torrent qui devenait le plus grand fleuve du continent, celle qu'ils avaient quittée depuis quelques jours pour éviter le passage probablement le plus emprunté par les troupes warshes.
À deux reprises, Audham fut prise de vertige que Lodh imputa aux mutagènes qu'il lui avait injectés. Chaque fois, il lui accorda un quart d'heure de repos sans sourciller, comme si, subitement, elle avait le droit d'avoir des faiblesses.
— Cela ira en empirant, avait-il dit de manière très détachée. J'aurais dû attendre que nous soyons plus au nord, mais maintenant que c'est commencé, il est hors de question de s'arrêter.
À son timbre de voix, Audham avait compris que, quelle que fût l'origine de cette sollicitude toute neuve, elle allait en baver.
Puis, tout à coup, juste avant la tombée de la nuit, ils débouchèrent sur une moraine qui surplombait la vallée ; et, immédiatement, ils aperçurent la cause de leurs problèmes.
Sur leur gauche, le torrent se gonflait de plusieurs cascades qui surgissaient de la roche et filaient de façon rectiligne à perte de vue. D'un côté, une vingtaine de warshs, de l'autre, un groupe d'onze hiumes. Tous couraient plein sud vers les falaises.
— Des nones, à tous les coups ! s'exclama Lodh.
— Des quoi ?
— Des hiumes en rébellion. Ce sont eux que le groupe de ce matin poursuivait… Qu'est-ce qu'ils foutent ici ?
— Je croyais que c'était moi que les warshs cherchaient…
— Probable qu'ils les traquent depuis les débris de l'astronef en se figurant qu'ils vous ont récupérée. Je ne sais pas ce que des nones font si haut dans le sud, mais cela nous arrange.
Audham eut un étrange pressentiment.
— Je ne vous suis pas bien. Qu'avez-vous en tête ?
— Rien. Tant que les warshs ont un gibier, nous sommes tranquilles. (Lodh s'assit et s'adossa à un rocher.) Il nous suffit d'attendre un peu pour pouvoir repartir.
— D'attendre quoi ?
Lodh désigna une partie du torrent sous l'une des cascades. Elle était jonchée de gros débris rocheux qui constituaient un passage d'une rive à l'autre.
— Les warschs traverseront là, laissa-t-il tomber. Que les nones aient atteint ou non l'une ou l'autre falaise, ils n'auront que quelques mètres d'avance.
— Pourquoi fuient-ils de ce côté ?
— Les warshs sont très mal conformés pour l'escalade. C'était le bon choix : il y a trop de gués vers l'aval.
Les explications de Lodh étaient prononcées de façon très clinique. Il ne se sentait pas du tout solidaire des nones.
— Et que vont en faire les warshs ? demanda Audham à voix très basse.
— S'ils les pistent depuis longtemps, ils vont certainement en massacrer une bonne partie avant de se calmer… Il y a un braine avec eux. S'il a suffisamment d'autorité, il obtiendra qu'un ou deux soient interrogés.
Audham bouillait.
— Et vous avez l'intention d'attendre là, les bras croisés, en commentant le match ?
L'ille en béa de surprise.
— Que voulez-vous que je fasse ?
C'était réellement une question, et elle était posée très calmement.
— Les aider.
Le regard de Lodh l'accusait de stupidité ; Audham commençait à s'y habituer.
— En mourant avec eux ?
— Nous en avons abattu dix sans grande difficulté, ce matin, non ?
— Votre arme a fait la différence, et vous dites qu'elle ne fonctionnera plus longtemps… De plus, nous combattions pour nous, et nous n'avions pas le choix. Maintenant, même si nous courions, nous arriverions trop tard : ceux qui doivent mourir seraient morts, et les warshs se feraient une double joie de nous ajouter au nombre.
— Mourir pour son propre compte est effectivement une noble démarche, cracha-t-elle.
Et elle commença à descendre vers le torrent. Elle pensait : Dire que c'est ce con qui a raison ! Mais elle n'avait pas le courage d'assister au massacre des nones.
Quelle conne ! pensait Lodh. Mais il était censé veiller sur elle, et elle avait réussi à le culpabiliser. Audham ne se préoccupait pas de savoir si le risque était insurmontable, lui estimait que le laser et Min' pouvaient leur offrir une chance. Il la rattrapa.
— Placez-vous à portée de tir, mais ne vous approchez pas, glissa-t-il sans desserrer les dents. Stoppez ceux qui franchiront le torrent, je préférerais ne pas en avoir plus de neuf sur les reins. Gardez votre dernier tir pour le braine, et n'essayez surtout pas de secourir qui que ce soit.
Lodh dévalait la sente à une vitesse étourdissante, plus vite même que la « chatte ». Audham faisait de son mieux, mais elle se retrouva immédiatement distancée et, rapidement, prit conscience que beaucoup de warschs traversaient avant qu'elle ne fût en position de les arroser. Il était un peu tard pour prévenir Lodh…
*
Quand Audham trouva un angle pour couvrir le torrent, huit nones gisaient déjà à terre et les autres se débattaient avec une douzaine de warshs, s'efforçant surtout de se mettre hors de leur portée. Min' et Lodh jaillirent dans la mêlée au moment où elle ouvrait le feu.
— Un…, deux…, compta-t-elle. Trois…, quatre…, Oh, non ! Merde !
Les warschs n'avaient même pas eu le temps de décider qu'il était préférable de ne plus tenter la traversée ; le cinquième était passé, puis le sixième, et ils n'avaient pas ralenti : le générateur était vide.
Avant même de se demander ce qu'il valait mieux faire, elle s'élança dans la confusion du combat en se traitant de demeurée.
Il ne restait plus que deux nones debout, tentant désespérément d'échapper aux griffes, aux ergots et à toutes les terminaisons agressives des membres warshs. Min' et Lodh étaient acculés contre la falaise, l'un et l'autre dégoulinants de sang, Lodh pointant sa rapière devant lui en guise de dernier rempart, Min' feulant, crachant, grondant, entièrement ramassée sur ses pattes, prête à livrer l'ultime assaut. Plus de la moitié des warshs étaient encore indemnes, et presque tous se concentraient sur le ksin.
Sans savoir pourquoi, Audham leur fonça dessus en hurlant. Son cri devait avoir quelque chose d'effrayant (ou d'étrange) car plusieurs monstres se retournèrent, surpris, et se figèrent dans ce qui, chez eux, pouvait passer pour un air de désarroi.
Audham prolongea son cri jusqu'à la totale perte de souffle ; elle ne savait pas ce que son extra-mytalité pouvait avoir d'aussi paralysant pour des tanks à cervelles de moineaux, mais tant que cela marchait, il fallait en profiter. Juste avant d'atteindre le plus proche warsh et de ramasser la plus grosse claque de sa vie, qui l'envoya bouler à au moins cinq mètres, elle vit passer une fusée rouge qui percuta deux monstres de plein fouet, pour les égorger d'un coup de patte négligent et rebondir sur un autre, et un autre, les griffes labourant les carapaces, crevant cornée, chitine, ivoire, en faisant jaillir de grands jets d'un vermillon magnifique. Et, comme un ressort trop longtemps comprimé, Min' explosa de la même incontrôlable violence.
Lodh, enfin, parvint à glisser la pointe de sa rapière dans une orbite qu'il vida de son œil glauque et de la vie qui se cachait derrière. Un deuxième ille, surgit derrière le ksin roux, transperçait le cerveau du dernier warsh, et Audham se relevait, trop sonnée pour être vexée, trop vite pour ne pas retomber, lourdement, le crâne contre un rocher ; et s'évanouir.
*
— C'est elle ? demanda Fyrh Afira Fahr. (Et c'était tellement évident qu'il n'attendit pas l'acquiescement de Lodh.) Elle est cinglée, non ?
Lodh hocha la tête. Il avait examiné le crâne d'Audham. Son étourdissement n'était dû qu'aux mutagènes ; d'une certaine façon, il n'en était pas soulagé. Il porta son attention vers Min', que le ksin de Fyrh, Tag', aidait à nettoyer ses blessures à grands coups de langue. Elle n'avait rien de sérieux, mais elle ne pourrait pas subir un quatrième combat avant plusieurs semaines. Enfin, il se tourna vers les deux personnes que l'inconscience d'Audh avait sauvées ; une femme, avec une profonde entaille sur le front et la joue droite, et un homme couvert d'ecchymoses, un bras tordu d'une vilaine fracture. Ils avaient l'air pitoyable.
— Qu'est-ce qu'on en fait ? jeta Fyrh.
Comme tous les hiumes, les nones laissaient Lodh indifférent. Fyrh les méprisait.
— Savez-vous qui elle est ? les interrogea Lodh.
— L'Empire, répondit l'homme.
— Nous allons monter un bûcher. Voulez-vous nous aider ?